Peut-être avez-vous récemment aperçu le nom de Broadcast dans la presse musicale spécialisée, car il se trouve que l’actualité (j’y viendrai) remet cette atypique formation britannique sous les feux des quelques projecteurs braqués sur la pop expérimentale.
Alors d'abord, pour paraphraser Verlaine, de la musique avant toute chose :
(Et pour m’autoparaphraser moi, « le son est meilleur sur CD que sur Youtube »).
Champagne !
Point de snobisme ici : si vous ne connaissez pas Broadcast, rassurez-vous, vous n’êtes pas particulièrement “largué”… En effet, ce groupe très underground a, certes, toujours ébloui la critique et le public le plus pointu, mais sans retombées commerciales équivalentes, et ce malgré une place de choix dans les cœurs (et oreilles) attentifs. Parmi leurs fans et émules : Thom Yorke de Radiohead, Paul Weller ou encore Matt Groening (le créateur des Simpson est en effet un singulier mélomane : c'est notamment un grand amateur de musique contemporaine française !).
Alors, au jugé de la petite bulle de champagne musicale que vous venez d’entendre, pourquoi tant d’amour, de superlatifs, de dithyrambes, pourquoi ce consensus critique intimidant en regard de la modestie apparente du projet ? Eh bien justement parce que le champagne est plus précieux que le Coca-Cola ; nous sommes en présence d’un double enjeu esthétique : enjeu purement musical d’abord, parce que rien n’est plus difficile et crucial que d’écrire une bonne chanson; enjeu générationnel ensuite, car l’épreuve du temps est parfois impitoyable avec ces œuvres qui avaient initialement charmé par le jeu des références (ici les années soixante). Les références, c’est bien, mais si ça suffisait à faire de belles œuvres, critiques et créateurs feraient le même métier.
La consigne pour visiter cette musique précédée par sa réputation sera de ne surtout pas monter sur les grands chevaux de la branchitude, mais de s’y promener, le plus simplement du monde, avec toute la fraîcheur d’esprit qu’elle mérite.
C’est par là !
Vrais fans des sixties
Broadcast est né à Birmingham il y a une quinzaine d’années, en pleine mondialisation de l’industrie musicale et de mainmise des majors sur les robinets radiophoniques. C’est, avec Stereolab, l’une des figures de proue de cette génération de groupes pop fascinés par les années soixante, leur candeur et leur étrangeté ainsi que leur propension à l’expérimentation sonore.
Ignorant copieusement les sirènes jeunistes de leur époque, ces musiciens “neo-sixties” semblent avoir préféré fouiller dans la discothèque de leurs parents. En se mettant à leur place, on imagine sans peine le choc esthétique qu’a pu être la découverte d’une malle remplie de trésors musicaux tels que Dusty Springfield, les Ronettes, John Barry, Burt Bacharach, Lesley Gore, Raymond Scott, Nico et les Zombies, voire Françoise Hardy, Petula Clark, ou Gainsbourg... Autour de cette malle il y aurait donc Broadcast, Stereolab, voire même Divine Comedy et également l’écurie Tricatel du producteur français Bertrand Burgalat (à découvrir avec les disques d’April March : le léger Chrominance decoder et le profond Triggers) ; puis au tournant du millénaire viendraient s’asseoir Goldfrapp (Felt mountain) ou le japonais Cornelius (le concept-album fou Fantasma), ce qui nous donne… autant de relectures très personnelles et idylliques de la musique des sixties, au sens large.
Toutefois, ces quelques artistes cousins ne sont pas que de fieffés nostalgiques d’une époque qu’ils n’ont qu’à peine connue, puisqu’également réceptifs aux sonorités nouvelles de l’esthétique naissante (trip-hop, electronica, drum’n bass, post-rock).
Alice au pays de David Lynch
Revenons à nos tendres boutons. Rapidement signé par le label Warp, qui a toujours fait le bonheur des mélomanes les plus curieux, Broadcast séduit immédiatement par son étrangeté. Surtout, il va trouver son propre songwriting : des chansons candides et entêtantes, mais systématiquement hantées par quelque présence étrange ou hors d’âge; leur accompagnement par moults orgues de cinéma, harmonium ou guitares triturées confère à ces mélodies à la noblesse enfantine un caractère onirique unique. D'ailleurs, si ce jeu de mot n'avait pas été breveté en 1971 par le Genesis de Peter Gabriel, on pourrait parler de Nurser Cryme (les Nursery rhymes sont l'équivalent britannique de nos comptines). La voix-plume de Trish Keenan, grande fille évanescente à la présence très singulière, n’a besoin d’absolument aucun artifice pour séduire : c’est un chant réduit à l’essence d’un beau timbre clair et constant (et soit dit en passant toujours juste, ce qui n’est pas si fréquent en pop indé). Bref, pas de doute, cette grande chanteuse (eh oui) sait recevoir, sans chichi. Elle s'éloigne ? On la suit : elle est à la fois Alice et le chat du Cheshire, dans un pays des merveilles que ses complices musiciens se chargent de créer de toutes pièces, en disposant d'innombrables curiosités musicales glanées dans les cabinets d'antiquités les plus raffinés.
Alors qu’il est devenu assez facile d’imiter une époque révolue (cf. Duffy et Ben L’Oncle Soul), nous sommes ici en présence d’un objet beaucoup plus rare : une véritable réinvention, inspirée et sincère, d’une esthétique du passé dans toute sa poésie (plutôt qu’appliquée et / ou opportuniste). C’est particulièrement réussi quand certaines chansons à l’infinie tendresse acceptent dans leur sein même des sonorités discordantes ou bruitistes, réminiscences d’autres sixties : celles, moins dociles, des avant-gardes, qui de Stockhausen à Hendrix, de Pierre Henry à Coltrane, ont vu de nouveaux mondes sonores réclamer leur indépendance.
Haha said the clown
Ce tour de magie rétrofuturiste, Trish Keenan et ses camarades l’exécutent à plusieurs reprises au long de l'album Haha sound (2003). A la fois attachant et risqué, situé entre The noise made by people (2000) qui classicise le son du groupe et Tender buttons (2005) qui l'acidifie, c'est le disque idéal pour une initiation. Je vous invite donc à le découvrir, et tout de suite :
Ce « Colour me in » d’ouverture, désarmant d’idéalisme pré-hippie, est une berceuse maternelle qui ramène l’auditeur à l’âge où ce dernier faisait du manège… mais, truffé de crissements de guitare et d’interférences électromagnétiques, il semble émis par des machine détraquées : l’effet poétique est saisissant. On notera d’ailleurs que cette chanson se rattache au genre de la valse de Carrousel, forme devenue un quasi-exercice de style néo-sixties puisque le rouleau compresseur des rythmes binaires a quasiment fait disparaître la valse (ternaire) du paysage de la musique populaire depuis au moins trente ans.
Nuages
Après cette petite ritournelle amoureuse tout droit sortie d’une boîte à musique ou d’une Butte aux Cailles, Broadcast sort la grosse artillerie : “Pendulum” fait dans le psychédélique, avec sa rythmique obstinée et sa mélodie anonée comme un mantra. Un condensé de transe Swinging London ou Factory en quatre minutes... On y découvre l’influence du Krautrock (Can, Faust...), on pense au premier Velvet Underground et à Syd Barrett, mais on a tort de penser, tout court, car c’est à l’hypnose que paroles et musique nous exhortent.
In fine, un choix très personnel : “Ominous cloud” est la chanson de Broadcast qui me touche le plus.
Oh let me sail away / from the beach and lonely bay
the boats on the sea / are blissfully free
they will come to no harm / cause the waves are so calm...
Oh let me think a while / to the playground of your smile
the wind through the frame / whispers your name
though you said good bye / you did not leave my mind
I’ve got to run away
from this town, don’t want to face
the ominous clouds
I’ve got to find a place
be myself and learn to face
the ominous clouds
Vous savez ce que c'est : nous avons tous recours à des musiques qui savent pleurer doucement à notre place... C'est ironiquement dans un disque baptisé Haha sound que vit la mienne. Je lui ai encore rendu visite très récemment, mais cette fois-ci, je m'en serais volontiers passé : en seulement quelques jours de Janvier 2011, la chanteuse / parolière Trish Keenan venait d'être emportée par une pneumonie. Née en 1968, elle avait quarante-deux ans.
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Mots-clés Psychédélique, Pop-music, Trip hop