Gil Scott-Heron



Sa disparition ne risquait pas de passer à la télévision : le musicien et poète américain Gil Scott-Heron vient de nous quitter à l'âge de 62 ans. Pour ne rien arranger, les quelques journalistes musicaux qui l’évoquent le réduisent souvent à un très réducteur statut honorifique de “précurseur du rap”, et c’est bien dommage. Petit portrait du personnage, enceintes connectées et allumées si possible.

La Révolution ne passera pas à la télé

Natif de Chicago puis enfant du Bronx, le fils de Bobbie Scott (enseignante) et de Gil Heron (ancien footballeur professionnel) développe un talent d’écriture remarqué, qui lui vaut une carrière universitaire.

Le sentiment d’urgence créative propre au contexte de l’époque - nous sommes au tournant des années 70 - l’encourage à déclamer ses textes en à la manière des poètes de la Beat generation. Paru en 1971, son

Pieces of a man nous fait entendre une tambouille jazz-funk invoquant l’hypnose de John Coltrane, le jazz modal de Miles Davis, la rythmique de Sly & Family Stone, la solennité du protest-singer Richie Havens, le tout concocté (inventé ?) sous la houlette du fameux producteur Bob Thiele, le découvreur de Coltrane, et interprêté par des demi-dieux du jazz : le contrebassiste Ron Carter, le flûtiste Hubert Laws... et le claviériste Brian Jackson, futur compagnon de route musical. On y retrouve le texte pour lequel Gil Scott-Heron est déjà, à l’époque, célèbre : “The Revolution will not be televised”.

 

Dans cette virtuose diatribe agit-prop qui fera école, le baragouin publicitaire et télévisuel est détourné à la manière situationniste avec un rare habileté (les jeux de mots subtils comme “Plug in, turn on and cop out” sont légion) au profit d’un virulent et acerbe message politique appelant à une prise de conscience : non, la Révolution ne passera pas à la télé, elle ne sera pas rediffusée en deuxième partie de soirée ni sponsorisée par Xerox ou Coca-Cola, elle ne pourra rien contre les mèches rebelles ou les taches difficiles, vous perdez votre temps à l’attendre avachis sur vos canapés une bière à la main. La Révolution se produira dehors, live.

La mauvaise conscience d’une Amérique en hibernation

Au fil des années, le musicien accompli qu’il était s’est constitué un solide répertoire de compostions personnelles dont certaines sont entrées au Panthéon de la Soul. Un exemple ? Allez, vous connaissez tous ceci :

Il faut garder à l’esprit que, bien plus qu’un précurseur du rap (si on l’écoute bien ses morceaux spoken word, on comprend qu’il n’a, techniquement, jamais déclamé selon un rythme musical comme le font les rappeurs), Scott-Heron aura surtout été un auteur-compositeur et interprète de Soul music - mâtinée de funk et de jazz - de grand talent. Un titre comme “Winter in America” possède cette qualité commune aux grandes hymnes classiques de la Soul 'sociale' années 70 : c'est un texte très noir, qui décrit le sort des ghettos miséreux dans une Amérique dont on a peine à croire que l'arrivée des pionniers y ait changé quoi que ce soit à la cruauté de l'hiver, mais ce texte est porté par une insolemment agréable à écouter, moëlleuse, à ranger aux côtés de “No thing on me” de Curtis Mayfield, de “Living for the city” de Stevie Wonder, du “Inner city blues” de Marvin Gaye (que Gil admirait suffisamment pour en avoir fait une reprise).

Entre deux chansons, Gil Scott-Heron haranguait souvent son auditoire avec un de ses fameux spoken word sur fond instrumental, généralement adressé aux politiciens les plus manipulateurs, les plus indifférents aux droits civiques et au sort des populations défavorisées (““4 more years ! 4 more years !”... 4 more years of that ?!”).Ses têtes de turc : Nixon, puis Reagan, puis les Bush. Mais il n’omettait toutefois pas de rappeler à chacun de ses concitoyens la part de responsabilité individuelle (même réduite) avec laquelle il vient au monde.Cela peut paraître paradoxal mais Gil Scott-Heron, qui a consommé jusqu'à la lie tous les poisons dont il a pourtant essayé de détourner ses frères humains (la drogue dans “A home is where the hatred is”, l'alcool avec “The bottle”) était, sur d'autres plans, un citoyen américain exemplaire : un véritable libre-penseur, un titilleur de mauvaise conscience soucieux de son prochain et de progrès social, dont l’acuité n’avait d’égale que la culture. Un entertainer doublé d’un grand usager de la liberté d’expression, dans la tradition d’un Lenny Bruce par exemple. Un porte-parole, pour beaucoup...

Le “parrain du rap” ?

Et c'est un peu là que le bât blesse : embarrassé par la paternité du rap qu’on lui a trop vite attribuée, il tint à préciser que si jamais il avait inventé quelque chose de ce genre, il ne s’en souvenait pas; puis au mitan des années 90, lucide sur le fait que le rap, comme n’importe quel champ de création, avait commencé à produire ses propres imposteurs et faussaires, il adressa à ses “filleuls” un cinglante mise en garde intitulée “Message to the messengers”, dans laquelle il les encourage à abandonner le consumérisme, le machisme et la mythologie gangsta pour se montrer dignes des luttes civiques du passé :

“Si vous parlez au nom d’une génération entière,
et vous croyez dignes d’exemple pour vos frères,
assurez-vous de bien connaître le passé,
car il ne vous suffit pas de regarder la télé,
le mensonge s’y déguise en jolie vérité
c’est bien pour ça que je disais de s’en méfier
Il sont trop paresseux pour parler à nos gosses,
mais s’il y a une chose qu’ils savent c’est que vous, vous le ferez”
“Alors ils diront qu’ils sont bien obligés d’assurer la sécurité
la moitié d’entre nous dans la came et l’autre incarcérée (...)
Alors tes amis avec leurs 9mm, donne-leur de quoi réfléchir,
un nouveau mot d’ordre pourrait mieux leur convenir
Parce qu’à faire le malin on remplit un contrat
un flingue à la main, pour plus malin que soi.”

ou encore ceci :

“Les mots de quatre lettres ou de quatre syllabes
ne feront jamais de toi un artiste valable
Ca donne juste une idée de ta puérilité
et fait surtout savoir de quoi t’es incapable”

(si vous me permettez cette traduction un peu libre...)

Les quelques rappeurs qui trouvèrent grâce à ses yeux sont ceux qui surent s’écarter (en partie) des sentiers battus, tels Kanye West ou encore Common, dont le principal tube (“The people”) est précisément bâti sur un sample de G. S.-H.

Héritage et testament

Le temps aura donné raison à d’autres de ses intuitions et combats malgré une adversité parfois très brutale : contre l’Appartheid (“Johannesburg”, 1976), pour l’instauration d’une commémoration de l’assassinat de Martin Luther King (il militera, conjointement à Stevie Wonder et sa chanson “Happy birthday”, jusqu’à satisfaction en 1986), contre les dangers du nucléaire suite à la fusion d’un réacteur dans la proche banlieue de Detroit (“We almost lost Detroit”, 1977) entre autres. Sur le plan musical, il est l’un des grands bénéficiaires du retour en grâce, durant les années 90, des valeurs originelles de la noire “old-school” auprès de la génération hip-hop, à travers l’Acid-jazz de Jamiroquai, Galliano ou Brooklyn Funk Essentials et la Nu-soul de D’Angelo ou Erykah Badu, sous le haut-parrainage de “sonos mondiales” comme Radio Nova ou le grand DJ passeur Gilles Peterson.

Rattrapé par ses démons, Gil Scott-Heron avait, malgré une vivacité d’esprit intacte, malheureusement fini par ressembler aux personnages décrits dans ses chansons, pour subir le sort peu enviable de junkie. Avec tous les boulets que traînait cet homme depuis des années (crack et autres drogues, acharnement - justifié ou non ? - de la justice, déchéance physique et enfin sero-positivité), on avait fini par le croire cousin de Keith Richards, de ceux qu'un ingrédient sanguin mystérieux, un système immunitaire mutant rend miraculeusement invincibles, malgré une exposition trois fois mortelle à tous les poisons auxquels la célébrité expose certains êtres. “Il nous enterrerait tous”, comme on dit, et comme auraient dû se le dire les trois médécins successifs (paix à leur âme) qui, chacun à leur tour, avaient annoncé au Rolling Stone sus-cité que sa fin était proche.

L’écoute de l’improbable come-back, I’m new here paru en 2010 m’avait personnellement laissé assez perplexe : très court, il ne semblait que proposer des collages de la voix fatiguée de Gil sur des musiques dont rien ne pouvait assurer qu’il les avait validées; ses mots pouvaient tout-à-fait avoir été plaqués artificiellement sur ces instrumentaux au goût dubstep du moment, ça faisait toujours illusion grâce à ce style déclamé présent dans sa discographie depuis ses débuts. Mais bon, ce disque a manifestement plu à la critique et trouvé son public, et dernièrement est parue, sous le titre We’re new here, une relecture remixée intégrale de l’ par Jamie du très “hype” groupe anglais The XX. Qui savait alors que nous tenions là le testament de Gil Scott-Heron ?

Pour terminer, disons que le personnage gagne vraiment à être découvert par le biais de sa plutôt que par la mythologie qui l’entoure. La chose n’est pas si aisée, car sa discographie comporte quelques “pièges”...

Voici quelques points à retenir : -

  • En 1970 “The Revolution will be televised” paraît sur son premier (Small talk at 125th and Lenox) dans une version minimaliste avec, des congas pour unique accompagnement;
  • Elle est à nouveau enregistrée en 1971 pour l’ suivant, Pieces of a man, avec un son de groupe nettement plus jazz-funk;
  • En 1974 paraît l’excellent Winter in America, co-signé (comme le suivant) Gil Scott-Heron ET Brian Jackson (le claviériste); s’y côtoient des chansons comme “The Bottle” ou “Your Daddy loves you” et un speech en public sur le scandale du Watergate (“H2O Gate blues”); mais attention : la célèbre chanson-titre “Winter in America” en est absente...
  • ...et ne sera incluse que dans l’ suivant, The first minute of a new day (Midnight band), de 1975;
  • Ecartelé entre différents labels, le catalogue des chansons de Gil Scott-Heron fera l’objet de bien trop nombreuses compilations, dont la plupart font preuve de graves lacunes. La plus complète est probablement un double CD paru en 1990 et aujourd’hui épuisé, intitulé Glory, et …oui, la médiathèque d’Antony en possède un exemplaire !

Pour conclure en , voici une petite douceur dédiée, hasard du calendrier, à tous ceux d’entre vous qui sont concernés par la prochaine fête des pères...
Comme quoi Gil Scott-Heron savait, parfois, mettre en autre chose que des textes militants. Quoique...


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