Gabrièle Buffet Picabia et Evelyne Pisier : deux femmes puissantes aux destins extraordinaires. Une artiste musicienne qui se lance dans l’aventure de l’art moderne aux côtés de son mari Francis Picabia. Une féministe, Evelyne Pisier, politologue et écrivaine qui embrasse la cause des femmes et des déshérités. Le 19 janvier dernier, dans le cadre du Prix des lecteurs 2018, nous avions le plaisir d’accueillir à la médiathèque deux jeunes auteures talentueuses dont les livres avaient de nombreux points communs. Claire Berest pour son roman Gabriële, écrit avec sa sœur Anne et Caroline Laurent pour son roman Et soudain la liberté écrit avec son amie Evelyne Pisier

Elles sont toutes deux issues de milieux conservateurs : un univers artistique empreint de classicisme pour Gabriële Buffet-Picabia (1881-1985), un père colonialiste et maurassien pour Evelyne Pisier (1941-2017).

La vie tumultueuse de Gabriële commence lorsqu’elle décide qu’elle sera compositeur de musique. A l’époque c’est impensable ! Mais rien ne l’arrête. Elle s’inscrit à la toute nouvelle école de la Schola Cantorum à Paris puis va vivre seule à Berlin pour apprendre la composition auprès de Ferrucio Busoni. Mais du jour où elle décide d’épouser Francis Picabia, elle brûle toutes ses partitions et se consacre à l’œuvre de son mari. Elle est sa muse mais aussi l’aiguillon qui le poussera à se libérer du figuralisme pour aller vers l’abstraction. Ce grand séducteur, si prisé dans le monde de l’art, collectionneur de femmes et de voitures deviendra, grâce à elle l’un des pionniers de l’Art Moderne.
L’enfance d’Evelyne en Indochine au début des années 40 s’annonçait douce et privilégiée. L’invasion par les Japonais en 1945 et son internement dans un camp de concentration avec sa mère vont bouleverser sa vie. Le lien entre la mère et la fille se renforce. La découverte du Deuxième sexe de Simone de Beauvoir est une révélation pour l’épouse du patriarche. Evelyne recevra l’éducation dont sa mère rêvait. Intellectuelle de gauche, très impliquée dans les combats féministes, qu’elle mène comme sa mère avec enthousiasme et détermination, elle part à 23 ans pour Cuba.

Claire et Anne Berest sont deux auteures déjà reconnues qui étaient animées par le désir de créer une œuvre en duo depuis longtemps. Un secret de famille bien gardé, une arrière-grand-mère au destin digne d’une héroïne de roman ; c’était le sujet rêvé pour deux sœurs complices prêtes à mener l’enquête. Une source en appelant une autre, elles ont fini par lire plus de 500 livres pour reconstituer la vie de Gabriële et de son époque ! Comment ont-elles procéder pour écrire à quatre mains ? Elles écrivaient chacune un chapitre qu’elle donnait à lire à l’autre. Celle-ci réécrivait le chapitre et ainsi de suite plusieurs fois jusqu’à ce que la petite musique singulière d’une troisième voix émerge.

C’est avec une grande émotion que Caroline Laurent nous a évoqué sa rencontre avec Evelyne Pisier et l’écriture de ce roman autobiographique. Elle a rencontré Evelyne en tant qu’éditrice, la conseillant sur la rédaction des notes et chapitres que celle-ci avait écrits.
L’entente a été immédiate. Un véritable coup de foudre amical. Evelyne a senti l’envie d’écrire et le talent de Caroline et lui a proposé d’écrire son autobiographie avec elle. La mort d’Evelyne en février 2017 fut une tragédie très difficile à surmonter. Evelyne souhaitait que son amie achevât le livre. Caroline relève le défi, trouve une éditrice pour la conseiller et le livre paraît. Elle est anxieuse. C’est son premier livre. Comment va-t-il être accueilli ? Elle est trop modeste pour nous l’avoir dit mais elles ont obtenu le Prix Marguerite Duras 2017 succédant à Patrick Modiano, Annie Ernaux, Michael Lonsdale…

 

Qu’est-ce qu’une biographie, une autobiographie authentique ? Est-ce en se cantonnant aux faits relatés dans les livres d’Histoire, dans les sources fiables comme les correspondances que l’on atteint la vérité ? Le souvenir ne reconstruit-il pas les événements vécus en leur donnant des couleurs et des significations différentes ?

Le choix de nos auteures était clair au départ. Pour approcher au plus près la personnalité et la vie tumultueuse et aventureuse de leur sujet, elles passeraient par l’écriture romanesque.

Claire n’hésite pas à dire que la vie de Gabriële est si extraordinaire qu’elle n’aurait pu l’inventer sans que l’on crie à l’exagération. Tous les personnages dans Gabriële  ont existé : Gabriële Buffet-Picabia a bien été l’amie d’Apollinaire, de Marcel Duchamps, de Varèse… Mais par l’écrit romanesque, elles ont pu faire de leur grand-mère cachée un être de chair et de sang, recréant son univers, ses sentiments et ses pensées intimes.
 
Caroline dont nous apprenons qu’elle fut l’éditrice de Delphine de Vigan nous confie avoir bien réfléchi à ces frontières ténues, à ces oscillations entre réalité et fiction. Elle a dû se débrouiller toute seule après le décès d’Evelyne. Evelyne avait intentionnellement écarté de son récit sa sœur Marie-France Pisier. Elle attachait plus d’importance à la révolution castriste qu’à Fidel Castro. Elle voulait faire de sa mère un personnage central. Caroline a été confrontée à des choix difficiles, des interrogations sans fin, éditrice le jour, auteure la nuit.

 

 

Les récits de la vie de Gabriële et d’Evelyne sont entrecoupés de réflexions des auteures sur le livre en train de s’écrire. Ainsi nous cheminons avec elles dans le processus passionnant de l’écriture : les interrogations, les réflexions, les hésitations, les moments de jubilation… Un livre dans le livre qui éclaire celui-ci et nous fait vivre encore plus intimement avec Evelyne et Gabriële.
 

Difficile de conclure sur cette rencontre qui nous a ouvert tant de perspectives et de sujets de réflexion.
C’était un moment d’une qualité rare où nous nous sommes sentis les invités privilégiés de deux auteures passionnées, d’une simplicité, d’une gentillesse et d’une intelligence hors du commun.

 

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